Tout est intacte. Chaque jour, identique au précédent, la même place, les mêmes clients. La routine. Je vis dans un déjà vu perpétuel. La même boss, Fatima qui fait des erreurs, moi qui sacre et chiale parce que je suis tannée et personne pour m'arrêter. Personne pour dire, Cannelle, tu vas trop loin, arrête de crier. Non, on me prend comme je suis, faute de pain, vous connaissez l'expression. Fait qu'on se satisfait de peu, Cannelle.
Avant, je ne me contentais pas de rechigner, je frappais, claquais les portes, partais et ne revenais pas. J'ai pas "d'ex" mais des ex-jobs, j'en ai plus que tous les gens que je connaisse. J'ai établi le record. Je vieillis, maintenant j'organise mes sorties.
On va me dérouler le tapis rouge, m'offrir des fleurs et m'honorer comme si j'étais la seule capable de faire ce que je fais. Je suis l'actrice oscarisée. C'est pas pour ça que je l'ai fait. C'est pour moi, juste pour moi. Pas parce que je suis une bonne employée, pas parce que ça me dérangerait de te chrisser là sans préavis. Juste parce qu'il y a cinq ans, quand je suis arrivée, j'ai fait un pacte avec moi-même. J'ai travaillé en maudit, pas ici, sur moi. J'ai trop travaillé pour tout gâcher comme je l'ai si souvent fait. Mais ne va pas croire que je reste jusqu'à Noël parce que tu en as besoin, non. Je me fous pas mal de tes problèmes de boss, j'ai assez de mes problèmes de petite employé sous payé. J'ai pas le temps de te considérer.
Tu ne m'enfermeras pas dans ta prison dorée. D'autres avant toi ont essayé de m'acheter, sont morts ou pas très forts. N'essaie pas, tu te ferais du mal. Ta job à marde, m'engraisse, m'enkilose, m'abrutit et je vais pas attendre de crever pour m'en aller. J'ai fait le tour, je n'ai plus rien à apprendre ici, plus rien à apprendre de toi.
-Mais où iras-tu Cannelle?
Ça n'a pas d'importance, je m'en sacre. J'ai pas de but, pas de plan, sinon de ne pas en avoir. Ne plus être ici me suffira quelques semaines et ensuite, on verra. J'écrirai de la poésie tiens! Sur des cartes postales que je vendrai 1$. J'irai où je voudrai, j'essaierai peut-être quelque chose de nouveau, mais je ne reviendrai pas, je ne reviendrai plus. Je me fous pas mal de me casser la gueule, d'être pauvre, de manquer de tout, tant que j'ai mon homme et qu'on peut rire ensemble. On ira vivre au carré Viger, s'il le faut. Ça t'étonne mais vivre au carré Viger, moi je vois ça comme certains voient le 6/49. C'est difficile de t'expliquer, toi, tu aimes tes chaînes. J'aurai beau te détailler la définition de long en large, la liberté, ça te fait peur, tu ne veux pas savoir et comme tout le reste de ta génération tu t'es trompé, tu penses que travailler c'est être libre. J'ai pitié de toi. Travaille jusqu'à en crever, tu te reposeras dans l'autre vie. Moi, je pense que quand on crève, y a plus rien, c'est une tv qui se ferme, fin de la programmation, j'ai envie de profiter dans cette vie, moi.
-Pis ton mari est d'accord avec ça?
On s'est promis il y a un bout temps que rien n'aurait raison de nous et que nous aurions raison de tout. Si mon travail, m'empêche de me donner à 100% dans mon couple, devine c'est quoi qui va prendre le bord? C'est pas mon couple, jamais. Nous ne seront jamais assez épais pour devenir une statistique, c'est notre force. Il y a ceux qui tombent dans tous les pièges, il y a nous. On voit venir, on se prépare et on se bat. Dans la vie faut savoir définir ses prioritées, ceux qui sont assez fous pour prioriser leur travail au détriment du reste, ceux qui priorisent les enfants avant le couple, sans se douter que c'est une grave erreur. Parce que tes enfants passent et partiront un jour, ils t'oublieront dans ton centre de vieux. Les enfants ont besoin de ne pas être la priorité de leurs parents, le détachement, c'est nécessaire.Ton mari, il va vieillir avec toi si tu sais y faire attention. Ceux qui n'ont pas compris ça, ils méritent de finir tout seuls avec des chats.
Mais je ne me pose pas de questions, je sais que quand ma tv va se fermer, mon programme aura été plus satisfaisant, plus intelligent et plus vivant que le tiens. Parce que pendant que tu t'en faisais avec le dollar qui monte, j'avais la tête sur son torse et j'entendais son coeur battre. Pendant que tu pleurais ton argent virtuel envolé, je suis retombée amoureuse de lui. Cette année, j'ai fait plus d'intérêts que toi.
Oh, c'est touchant cette histoire d'intérêts...
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