lundi 6 avril 2015

Je suis pas au cash


Moi je suis pas au cash. Je dépense même ce que je n'ai pas pour les autres. Je suis pas au cash, je pourrais tomber amoureuse d'un itinérant sans le sou. C'est arrivé. Ça arrive souvent aux filles comme moi. Je voulais le sauver, j'ai réussi. Il s'est mis à faire de l'argent et m'offrir des cadeaux pour rien. Je l'aimais déjà. J'étais pas au cash. Lui non plus et il m'achetait tout ce que je voulais. En échange, je me suis donnée. C'était selon mon point de vue d'alors, un échange équitable.

On a tous des limites. Y en a qui aiment pas faire des blowjobs, y en a qui ont besoin de se faire pisser dessus le vendredi pour se sentir vivant malgré la routine et leur travail emmerdant. Je connais une fille, elle est pas capable de regarder du riz, ça l'écoeure, c'est comme des petits vers blancs. Mon chum Léo, lui, je l'ai déjà vu manger un yogourt éclaté par terre, ça le dégoûtait pas, il en avait d'autres yogourts, il voulait pas le gaspiller. Y en a qui jetterait leur amoureux dehors pour un problème de jeu parce que ça menace leur sécurité. Moi je suis pas au cash, je travaille pour payer les dettes de nos dérapages.

Ma réalité à moi, c'est que j'ai épousé mon souteneur. Je cours moins de risques d'être victime de violence ou de viol que sur la rue, mais c'est pas impossible. C'est arrivé. Le mariage ne protège pas du travail du sexe, le travail du sexe ne met pas à l'abri du mariage. On peut être engagé plus ou moins à fond dans l'un ou l'autre ou les deux à la fois. Avec des conséquences plus ou moins violentes.

Tout le monde compte. Tout le temps. Quand tu dis que tu penses pas à ça, ton héritage; que tu continuerais de travailler si tu gagnais le gros lot; c'est plus un idéal de toi-même que tu te projettes. Parce qu'en vérité, si tu es honnête avec toi-même, tu sais que tu comptes. Tout le monde compte. Tout le monde repère qui gagne plus et qui gagne moins en rentrant quelque part. Qui va hériter de la maison familiale? Tu l'as payé combien ton char usagé? À six piastres l'aller-retour en bus, sur 600 $ de BS, tu vas y penser deux fois avant de sortir du quartier. C'est vrai que tu devrais gagner plus cher, moi aussi c'est ça que je calcule.

Si tu dis que c'est pas important l'argent, tu mens ou tu en as trop. L'argent est malheureusement conditionnel à notre survie. Ça en prend pour se loger et se nourrir. À partir de là, du matin au soir (tu n'en es peut-être pas tout à fait conscient) tu es à la recherche de ce qu'il faut pour assurer ta survie. La sécurité. Quand tu entres dans l'autobus, au boulot, au resto, tu cherches ce qui va te procurer la sécurité. Tu travailles, tu as des amis en qui tu as confiance. Tu t'allies à qui? Tu dis que c'est pas important pour toi l'argent, mais tu veux un partenaire indépendant financièrement parce que c'est pas à toi de payer. Viens pas me dire que tu es pas en train de calculer. Tu dis que c'est pas important de toute façon dans ton couple ça s'applique pas. Et puis chacun contribue à la hauteur de sa capacité. Peace and Love pis toute, man. Il a fallu que tu chiffres pour trouver que ça s'annule et si en plus t'es fier, ça fait justement de toi quelqu'un de calculateur. Tu dis que c'est pas important pour toi l'argent et tu aimes mieux partager avec l'autre et avoir un repas prêt en rentrant le soir. Tu calcules quand même et l'autre aussi.

Quand on ne pait pas, on a beau se dire que c'est pas important l'argent, on peut passer des nuits entières à compter tout ce qu'on ne pait pas.

Ma dette à moi, depuis le temps, s'élève à 275 000$, c'est une estimation, j'ai pas calculé d'intérêts. À la place, je vais demander une pension alimentaire. J'ai déjà tout calculé. Sans lui pas de cours à l'université, pas de carrière de rêve dans le communautaire, pas de littérature, pas de cirque, pas de petites robes de toutes les couleurs, pas de collection de vernis à ongles. C'est avec son argent que j'ai pris soin de mes parents. Sans lui, j'aurais tout simplement pas eu de vie. Et pourtant, je suis une fille débrouillarde quand même.

Je me serais débrouillée, j'aurais eu une vie sans doute heureuse, mais assurément dans l'industrie du sexe. Et la différence entre le travail du sexe et le mariage : c'est l'acceptation sociale et la violence qui en découle.

J'ai choisi de me marier. C'était un choix judicieux, payant et sécuritaire. Le meilleur? Je sais pas. Le plus heureux? Je sais pas. C'est ce que je voulais. Je l'ai pas regretté souvent, jamais bien longtemps.

Je sais juste que c'est exigeant en sacrement un mariage et les seules issues réalistes pour moi, quand vient l'envie d'en sortir, c'est d'y retourner ou d'offrir des services sexuels. Faire de la cam sérieusement ou devenir escorte indépendante me trouver six ou sept clients réguliers avec lesquels ça clique. Jusqu'à ce que l'un d'entre eux me demande en mariage, puisque c'est la seule issue envisageable pour moi. Autrement, malgré mes diplômes, malgré mon expérience, si je ne veux pas me travestir en travaillant pour une banque ou SNC Lavalin, je sais pas trop quoi faire pour gagner ma vie. J'ai jamais rien imaginé d'autre quand j'ai besoin d'argent tout de suite. Je n'en connais pas, des moyens de vivre autrement. Je doute que ça existe.

On fait pas le travail du sexe pour de la drogue, mais pour de l'argent. Comme n'importe quel autre travail. Le travail du sexe n'existe pas. C'est plus comme un contrat social et sexuel à géométrie variable, entre les êtres hétérosexuels, dont les termes vont du mariage à l'exploitation. Entre les deux y a des filles comme moi. Des putes joyeuses, mariées ou indépendantes qui tentent de faire le maximum avec la merde de système dans lequel elles sont prises sans avoir vraiment de contrôle dessus. Sinon en séduisant et en influençant les hommes qui ont le pouvoir de changer les choses.

J'ai jamais trouvé ça important, l'argent. Je disais ça et je me pensais hot. Moi je suis pas au cash. Aujourd'hui, je pense que si je veux affirmer que je trouve pas ça important l'argent, je dois d'abord commencer par déterminer pourquoi c'est important. Déconstruire ce qui m'amène à y accorder une importance. Et réfléchir à comment je peux, moi, désamorcer ces mécanismes. Comment éviter d'y avoir recours et d'en dépendre? C'est un beau projet. Et même si je suis loin d'avoir achevé ma réflexion, une chose dont je suis certaine, c'est que toutes et tous n'ont pas le loisir de réfléchir à de telles questions. Je suis consciente que c'est un luxe de bougeoise mariée et éduquée que je me permets et donc, je fais bien attention à ne pas nuire à celles et ceux qui n'ont pas ma chance ni mes privilèges. Je réalise que de priver des travailleuses du sexe de leur gagne pain en criminalisant leurs clients ne profite à personne et sûrement pas à celles et ceux qui crèveront de faim. J'ai beau pas être au cash, c'est pas avec des poèmes que je paye mon épicerie.

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