samedi 5 juillet 2014

Au coeur de la rose - Pierre Perrault

LA FILLE :

Ne prends pas la mer sur toi. C'est trop pour un seul homme. Toute la mer passe par ici. On sait déjà que cette nuit on ne s'entendra pas... que chacun restera prisonnier de ses cris. On sait déjà que le sang du soir ne fera qu'un tour et que la soie rougira dans les écharpes. On sait tout déjà et personne n'y peut rien. Chacun se contente de craindre le pire, il n'est jamais ici question du mieux. Les bonnes gens se signent et remercient Dieu qu'il n'arrive rien. Et toi tu cours après l'orage au lieu de te signer: tu veux qu'on raconte un jour ton naufrage avec les plus beaux mots des îles, les mots qui ne servent plus qu'aux récits. Et moi je devrais te chasser et j'ai la bouche pleine de guirlandes et de gaudrioles. Comme si je t'aimais.

LA MÈRE :

Tu lui ressembles. Tu cherches à vivre ailleurs. Dans le malheur. La tempête est contre tout le monde, c'est entendu. Les femmes allument des cierges: elles dispersent l'eau de Pâques et placent des rameaux au-dessus des portes. Il faut ainsi conjurer la tempête et non la contempler comme tu fais sans un geste, sans te soucier de moi, sans chercher la chaleur qui reste à vivre. Attendant le pire.

LA FILLE :

Et toi, que sais-tu de celle qui espère toujours du côté du large? Et quand la tempête n'apporte à la grève que coquillages creux et poissons morts, que veux-tu que le beau temps apporte? On ne parle pas légèrement de la mer, ni des femmes à celle qui habite une île depuis belle enfance... au large du large... nulle part... (silence embarrassant.) En as-tu une?

LE MARIN :

De quoi?

LA FILLE :

De femme.

LE MARIN :

Si j'avais une femme, cette nuit elle aurait prié pour moi et j'aurais eu peur pour elle. Alors autant n'en pas avoir.

LA FILLE :

C'est de moi en effet qu'il s'agit. Mais je ne suis pas un mirage. Ni une fable qu'on raconte au coin du feu pour éloigner l'hiver. Je suis un pays en quête d'exploit. Et je ne trouve que gens économes et prudents qui craignent le renard au poulailler. Je suis un fleuve en mal d'un grand vaisseau: et personne ne lève la hache à équarrir ni n'ouvre la fausse équerre des charpentiers de navires. Je suis une lune ronde et tu n'as pas cherché à me décrire avec de la craie sur l'ardoise de tes nuits. Qu'attends-tu pour songer une telle songerie? On ne connaît bien que l'étrangère... un marin doit le savoir.

...

Crois-tu qu'il m'emmènera sur la mer dans son bateau les premiers mois... aussi longtemps que les enfants ne viennent... et le premier il sera fait avec l'odeur d'huile et le bruit de l'engin et le berceau de la vague... dans son lit de marin trop étroit pour y dormir côte à côte... crois-tu qu'il m'emmènera demain... qu'il reviendra sur cette île? Il faut maintenant que je me l'accorde! Il est fini le temps des contes de fées puisque ma mère n'y croit plus: c'est elle, ma mère, qui me force à partir.

...

Moi je n'ai rien à imaginer. Ce qui m'arrive est clair et net. Moi je pense à dormir avec lui, à faire des enfants à même la nuit, à l'attendre où il me retrouve... calme... et blanche... et toute belle... comme la mer. Et mes pensées ne me font pas peur. Ni ses fantômes.

...

C'est à l'autre que j'ai affaire. Mais vas-y donc au lieu de couver tes scrupules de vieille femme. C'est comme si toute ta vie tu avais eu peur de l'amour. Peur! peur! peur! À en crever! Vous avez même peur de la mort. Vous avez peur de Dieu et du diable, peur des farfadets, des bougresses, peur du vin et du vent, de tout et de rien. Vas-y ou j'appelle au malheur. Vous avez même peur de l'eau. Et tous vos rameaux bénits, ont-ils jamais empêché la mort de venir?

...

C'est le temps qui détruit tout: rien ne lui résiste... J'ai trop parlé pour que tu me laisses en silence sur une île. Si tu redoutes mon ardeur, retourne à ton village et chauffe-toi avec du tremble. et dans tes draps froids tu te souviendras d'une fille qui aurait pu faire flamber tes nuits.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire