jeudi 26 juillet 2012

La réussite

À dix-sept ans, j'ai emménagé dans un taudis de la rue Hochelaga au milieu de l'année scolaire. J'ai beaucoup de tendresse pour cet endroit crade, le 3414. À côté d'une pizzéria deux pour un. En face d'un gros bloc laid, habité par la pire racaille de Masoch. Le monde m'appartenait, j'avais pas encore commencé à gâcher ma vie, j'étais la seule de toute la polyvalente à vivre en appartement. Là-bas, j'ai appris la vie en mangeant des pâtes avec de la margarine, de la saucisse dans la soupe aux tomates avec du riz. Je cachais ma vaisselle sale dans le four quand ça sonnait à la porte. Je cultivais des petit vers blancs dans ma cuisine. J'étais tellement amoureuse de lui que j'étais prête à renoncer à mon héritage, à ma bourse d'étude, à tout le reste. J'ai eu mon premier orgasme. Mes premières factures en retard. Une première session désastreuse au CEGEP.

Dans ce temps-là, mon frère de seize ans trouvait ça cool de venir fumer des joints chez nous. Pas de parents. Chez nous, on les envoyait chier les parents, les nôtres et ceux de tout le monde. C'était notre royaume avec une boîte en carton comme table de salon. Deux chaudrons. Un matelas sur le plancher. Pas de rideaux aux fenêtres.

J'avais dix-sept ans et j'appelais mon frère le gros, il m'appelait la grosse. Il roulait des joints et des joints, on regardait les Simpson et Southpark. On refaisait le monde, on parlait de la possible annexation au États-Unis après la souveraineté. Dans ce temps-là, l'argent américain valait quelque chose. On faisait des rêves, les compagnies qu'on ouvrirait, notre restaurant, notre bloc appartement. Au moins une fois par jour, l'un de nous deux prenait une puff et disait à l'autre.

-Hey le gros.
-Quoi?
-Tu sais que t'es quelqu'un, quand t'as une curve dans ta piscine creusée.
-Nous autres on va avoir deux curves dans notre piscine.

C'était l'idée qu'on se faisait de la réussite. Une piscine creusée avec une curve. Finalement, avec les années, je me suis fait d'autres idées de la réussite, dont une bien particulière. Un pneu, accroché à un arbre pour se balancer. Ça fait un bout que je répète ça, je veux un pneu dans ma cour. Quand j'ai visité mon nouvel appart et que j'ai vu le pneu dans la cour, j'ai failli me mettre à pleurer. Je veux dire, c'est comme si j'arrivais enfin chez moi. Comme si j'avais atteint de quoi et j'ai appelé mon frère.

2 commentaires:

  1. Bonne chance dans ton nouveau chez-toi. En espérant que tu y trouves un peu de bonheur (ou que lui te trouve, peu importe).

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  2. Merci, c'est gentil. Le bonheur, serait d'en profiter, de l'apprécier, juste m'assoir 5 minutes et prendre le temps de réaliser que je suis chanceuse. C'est un beau défi.

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